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Marcel LELONG (1892-1973)

De Verdun à Grodno
Carnets de captivité 1916

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Chapitre 1 : L'attaque

Gütersloh, le 6 mars 1916 

Je commence aujourd’hui ces notes de captivité. Depuis une semaine je suis, avec des camarades auxquels des circonstances tragiques m’ont lié, à la « quarantaine » du camp de prisonniers de Gütersloh. Quand l’autorité allemande nous jugera suffisamment purs, nous pourrons pénétrer dans le camp, bardé d’un triple réseau de fils barbelés.

Aurai-je le courage de raconter le cauchemar par lequel je viens de passer ? Je crois encore rêver : une succession ininterrompue d’images inaccoutumées me font croire être l’objet d’hallucinations.

Depuis le 15 janvier mon bataillon1 occupait les premières lignes de l’Herbebois (Verdun) et organisait en hâte la position, en prévision d’une attaque annoncée, - allemande ou française on ne savait. Derrière nous des troupes arrivaient ; notre artillerie devenait de plus en plus hargneuse et harcelait quotidiennement les allemands de ses tirs de concentration. On construisait un Poste de Secours modèle : abri solide en tôles ondulées, recouvert de 4m de fagots, cailloux, traverses de chemin de fer etc.

J’en achevais à peine l’aménagement intérieur quand un matin, le 21 février (on venait de nous annoncer l’arrivée du général Chrétien, commandant le C.A.), - à 7h15 le tir de l’artillerie ennemie se déclenche. Bombardement intense, obus de tous calibres, tir extrêmement rapide et serré, percutants, fusants. Impossibilité de sortir de l’abri. Les obus fauchant littéralement le bois. Prédilection pour le ravin de la Coupure et la Coupe aux abris, où nous nous trouvons. Téléphone coupé sauf avec le g.g.2 (6ème compagnie).

A 15h on signale que le ravin de Soumazannes est plein de troupes ennemies. Pas de liaison avec le 75. 1800 mètres entre les lignes, franchis sans un coup de canon. J’entends le clairon lugubre de Bocquillon appelant le barrage. L’artillerie ennemie s’est tue ou plutôt a allongé son tir.

C’est l’attaque. Le Cap de Bonne-Espérance est pris. Le lieutenant Juhlin prisonnier (ou tué ?) dit-on. Ils prennent pied dans la lisière du bois, arrivant jusqu’aux ouvrages de soutien. Enfin les 75 tirent, mais… sur nous. Horreur ! Les cœurs les mieux trempés se découragent.

Le Commandant Bodot, en tête de la 5ème Cie et d’une compagnie du 243 part en contre-attaque à la baïonnette. On se bat presque au Poste de Secours.

En pleine lutte on m’amène deux allemands lardés de coups de baïonnette. Ils viennent s’abriter sous mon aile, et, une fois pansés, se blottissent au fond de mon Poste de Secours. Ils appartiennent au 24ème régiment d’infanterie. Jeunes et imberbes. Les blessés commencent à arriver. Plaies par balles, surtout. Blessures attestant la vigueur du combat. Corps à corps à la lisière de la coupe aux abris. A 8h du soir l’ennemi paraît refoulé jusqu’à la lisière du bois, sauf du côté du bois de la Montagne où il paraît tenir encore un ouvrage de soutien.

Je revois le Commandant Bodot ; il parle peu, n’est pas satisfait. Des renforts sont arrivés. Le Commandant Dath du 327 est là. Vieux bon vivant, flegmatique. On me prévient qu’un capitaine blessé se trouve dans l’abri du Commandant. J’y cours, vois la blessure (plaie de poitrine par balle, séton au niveau de l’omoplate), recours au Poste de Secours prendre un paquet de pansement et reviens : dans l’intervalle un 75 est tombé sur le poste de commandement, éteignant la lampe, enfumant l’abri, écroulant la cheminée, - ne blessant personne. Le Commandant Bodot est parti. Je panse le blessé. Il doit être minuit. La fusillade ne cesse pas. Je crois qu’on contre-attaque à nouveau. Deux médecins sont venus me demander l’hospitalité de mon poste : Vitou du 327, Willot du 233. Ils ont avec eux un personnel encombrant qui me gêne et que je voudrais voir au diable…

Toute la nuit debout. Je panse sans arrêt. Blessures affreuses. Amputations. Section de membres. Poitrines fracassées. Hernies cérébrales. Brûlures par liquide enflammé. Plaies de l’abdomen. Plaies des bourses. Hernies de l’épididyme. Plaies de l’abdomen avec hernie intestinale large, épiploses dehors…

Souvenirs lugubres.

Lieutenant Schneider : séton du dos par balle, transversal et pariétal. Sortie très déchirée.
Adjudant Roussin : séton du bras
Beaucoup de blessures du bras gauche : cela me frappe.
Sous-Lieutenant Carrias : fracture de l’avant-bras gauche ouverte, plaie superficielle de la face… par 75 !!

La canonnade reprend avec le lever de la journée du 22. De plus en plus terrible. On se bat en plein bois, à 50 mètres. Nous n’avons pour abri que la haie artificielle masquant la lisière. Les allemands sont au réseau qui la borde.

Défilé continu des blessés. J’ai les mains rouges de sang. Je suis pris d’une « grande pitié ». Mon ardeur est extrême. Nous avons 117 litres d’eau de vie que je distribue aux blessés.

L’après-midi du 22 les allemands contre-attaquent. Nous répondons immédiatement du tac au tac. Le soir on couche sur les mêmes positions que la veille.

Le canon tonne toujours. Bombardement intense de la Coupe aux abris, du Poste de Secours, du Ravin. Quelques musiciens le matin me permettent d’évacuer quelques blessés graves. Leur zèle est médiocre. Deux de mes brancardiers (7ème Cie) sont tués à ma porte. Homais, fou, est évacué.

Une deuxième nuit se passe. Je ne prends pas plus de repos que pour la première. Je m’énerve à mesure que le labeur devient plus grand, mais ne me fatigue pas, apparemment au moins.

 

 

Fig.1 – Carte de la ligne de front à compter du 21 février 1916, et de l’avancée progressive de l’ennemi – on note la résistance particulière du secteur de l’Herbebois jusqu’au 23 février, journées précieuses qui ont permis à la défense de Verdun de se réorganiser.

 

 

Fig.2 – Soins aux blessés devant un poste de secours,
secteur de Verdun rive gauche (cote 304).

 

 

 

 

Fig.3 – Herbebois : restes d’un abri ;
tôle ondulée, traverses de chemin de fer…

- suite du récit -

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1 : 164ème Régiment d’Infanterie